La traduction d’un néologisme ressemble à un micro-modèle de l’ensemble du processus de traduction. Nous allons prendre pour exemple une œuvre littéraire très significative : La Horde du contre-vent.
La Horde du contre-vent
La Horde du contre-vent, écrit par l’écrivain français Alain Damasio, se déroule dans un monde de vents violents. Dans ce monde, une bande de voyageurs d’élite endurcis se dirige péniblement vers les Hauts Plateaux, d’où les vents seraient originaires. Traduire la prose dense et virtuose de cette singulière épopée de science-fiction/fantasy, relève du défi. C’est un peu comme devoir rejoindre la Horde pour lutter contre les vents. Certains lecteurs sceptiques ont décidé que la Horde était intraduisible. En effet, cette œuvre est saturée de jeux de mots. Par ailleurs, un long duel poétique, entre le troubadour improvisateur Caracole et son homologue ultra formaliste, Seleme le Stylite complique la démarche. Ce duel poétique met en jeu des palindromes, entre autres énormes défis pour le traducteur. La traduction, par l’intermédiaire de la Horde du contre-vent, devient un test de vigueur et d’endurance pour l’écrivain et le traducteur. Ils doivent, en effet, faire bloc – devenir une seule force vitale – devant le coup de vent extraordinaire du langage.
Le traducteur de la Horde
Pourtant, le traducteur de la Horde passe finalement beaucoup plus de temps à travailler sur des mots isolés que sur des passages entiers. La tâche la plus difficile à laquelle est confronté le traducteur de La Horde, consiste à restituer correctement les innombrables néologismes du roman. Il en est de même pour de nombreuses œuvres de fiction dite spéculatives. Dès la première page, le traducteur de La Horde est appelé à traduire le mot furvent. Ce terme désigne l’une des formes les plus violentes du vent. Le traducteur se souvient :« Après plusieurs heures de discussion et après avoir réfléchi à des dizaines d’alternatives possibles ». Il rajoute : « Damasio et moi avons choisi le terme threshgale ». Furvent dérive en grande partie du mot furieux et du mot français vent, alors que le néologisme ne retient aucun de ces deux éléments. Il préfère le vannage et le battage à la fureur, et la tempête ou le coup de vent au simple vent.
S’éloigner des solutions littérales
C’est le principe de base généralement à l’œuvre lors de la traduction de néologismes. Au lieu de se rapprocher – asymptotiquement, si l’on peut dire, d’une solution réalisable, le traducteur doit au contraire s’éloigner de plus en plus des solutions littérales. La Horde du contre-vent offre une fois de plus de nombreuses analogies pour ce processus. Damasio déploie des idées philosophiques tirées de Bergson, Nietzsche et Deleuze. Tout cela pour glorifier une vitalité qui anime à la fois le vent, le langage et l’âme humaine. Il est vital de se déplacer et de s’adapter, et surtout de diverger ou de dévier de son chemin tracé. S’installer dans une trajectoire unique et prévisible, n’est certes pas la solution.
D’une certaine manière, il en va de même pour la traduction. Parfois, des efforts considérables sont déployés pour trouver des solutions à certains problèmes de traduction. Le résultat final tient autant à l’agilité qu’à la persévérance : la capacité à faire des écarts et à arriver malgré tout à destination, tel un acrobate ou un troubadour. Le briseur de pistes de la Horde, le neuvième Golgoth, préfère la voie directe. Il brise les pistes face au vent, en ligne droite. Mais le traducteur doit trouver des angles obliques à partir desquels il pourra avancer. Le plus rapide, dans le monde de la Horde, est ce maître du changement, le maître-foudre. Toutefois, pas un quelconque « maître de la foudre » maladroit et maladroit, mais un Scintillant évanescent.
Un chrone reste un chrone
Naturellement, les néologismes ne sont pas toujours problématiques pour le traducteur. Un chrone reste un chrone. Dans le monde de Damasio, il s’agit d’une proto-forme de vie laissée par les threshgales, en forme de grandes masses oblongues. Ces masses peuvent transformer la matière, comme la chair en pierre, ou l’animal en végétal. Un glyphe est un glyphe : un chrone piégé dans une inscription. Comme d’habitude, les variations pratiques de la traduction résistent à toute généralisation théorique.
Pourquoi les néologismes occupent-ils une place si importante dans la fiction spéculative ? Les mondes du genre s’appuient sur ce que Darko Suvin a appelé le novum, cette différence essentielle entre l’univers fictif et le nôtre. Il fait avancer l’intrigue et détermine des formations sociales singulières. Dans la Horde du Contre-Vent, le novum est le vent, et ce qui justifie la mentalité de meute et le code d’honneur de la Horde. Mais dans toute bonne science-fiction, le novum a aussi une composante linguistique. À l’exception du novum lui-même, les mondes de science-fiction ne réinventent pas la toile de fond sociale et technologique fondamentale de notre propre monde contemporain. Dans le futur lointain de Star Trek, l’idiome linguistique et culturel reste celui de la fin du XXe siècle. Ses différences sont purement ponctuelles et non une réinvention de tous les codes sociaux. De même, la science-fiction ne peut pas plus que la poésie réinventer la texture même du langage. Elle utilise plutôt des marqueurs indiciels de différence que nous appelons néologismes pour suggérer, plutôt que représenter, un monde radicalement différent.
Schleiermacher
La traduction est sans doute confrontée aux mêmes problèmes de différence. Elle doit aussi se contenter d’un transfert partiel ou ponctuel de codes, plutôt que de refléter pleinement la différence culturelle et linguistique. Schleiermacher affirme que l’étrangeté de la langue source doit garder un pied dans la langue cible du traducteur. Cela est particulièrement vraie pour la science-fiction, où l’identification et la différence sociale se reflètent dans un vocabulaire forgé.
La toile de fond de l’histoire de science-fiction reste contemporaine. Ainsi, peut-on dire que la science-fiction est mieux appréhendée comme analogie avec notre réalité contemporaine, et non comme une anticipation. On peut citer l’allégorie de Dune sur les combustibles fossiles (l’épice) et la culture moyen-orientale. Elle est évidemment bien plus cruciale que l’éventuelle anticipation du roman sur un futur quelconque. Dune traite du pouvoir politique en relation avec les ressources naturelles maintenant. Il en va de même pour la Horde de Contre-vent. Ce roman ne se situe ni dans le passé ni dans le futur, mais dans un monde et d’un temps alternatifs, sans nom. L’œuvre explore la possibilité d’un pluralisme éthique dans la communauté miniaturisée de la Horde. Celle-ci est traversée par les tensions interpersonnelles et les points de vue antagonistes des personnages. La question de savoir si une telle société, petit groupe cohésif qui incorpore et soutient la différence, pourrait être viable aujourd’hui. Par ailleurs, ce petit groupe pourrait-il être une alternative aux tribalismes à plus grande échelle.
Une négociation constante de la différence
La traduction, une fois encore, pose des questions similaires à la communauté humaine. Elle demande que la différence soit maintenue et respectée, reconnue et soutenue. Ceci, tout en semblant abolir cette différence dans un acte de transmission linguistique. La traduction n’est pas chose aisée. Elle navigue entre le maintien de l’étrangeté et de la nouveauté et l’adaptation à un nouveau code, celui de la langue cible. La traduction du néologisme ressemble à un modèle minuscule de l’ensemble du processus de traduction. Comme la traduction en général, les problèmes que les néologismes peuvent ou non poser au traducteur sont imprévisibles et non systématiques. Ils exigent une négociation constante de la différence.